vendredi 10 décembre 2010

Hugo Desnoyer, boucher pur sang (Les Echos série limitée, décembre 2010)


Un boucher, c'est intime. Secret, même. On dit le docteur, le pompiste, le supermarché. On dit mon boucher. C'est qu'un boucher ça se découvre, ça s'apprivoise, ça se choisit, ça se possède ; ça ne se partage pas. Si Hugo Desnoyer n'était pas devenu star dans sa discipline, on le garderait pour soi. En matière de bonnes choses, il faut savoir être égoïste. Des côtes de veau comme les siennes, ça se déguste entre amateurs : tant de médiocres y mettraient ketchup ou Savora... N'était un auvent stylisé, sa boucherie du 45, rue Boulard, dans le XIVe arrondissement de Paris, n'attire pas les regards. Une échoppe modeste, un étal classique, des prix normaux (pour Paris, s'entend...). Pourtant les clients y entrent avec ce regard matois des conspirateurs. Dans les 100 m2 du magasin (lesquels incluent les chambres froides et l'arrière-boutique), Hugo Desnoyer est un parfait chef de bande. Il veille sur ses neuf « gars » et les bichonne autant que ses clients. En 1998, cet enfant de la Mayenne -« le pays du lait et de la pomme » -montait à Paris avec des étoiles dans la tête et du courage dans les mollets. Aujourd'hui, il fournit Senderens, Barbot, Vigato, Gagnaire, Passard... L'Elysée est même venu y faire ses courses, avant de réduire ses frais de bouche. Il paraît qu'on croise ici Jeanne Moreau, Catherine Deneuve ou Laetitia Casta. Sans le savoir, on frôle également François Simon, le concombre masqué de la critique gastronomique (et l'honneur de sa profession) avec qui Desnoyer vient de signer un gouleyant opus : Hugo Desnoyer, un boucher tendre et saignant, chez Assouline.
Bref, en douze ans, quel parcours ! Ce qui s'est passé ? L'obstination de l'excellence. Combien compte-t-on de bouchers qui roulent 60 000 km par an pour choisir eux-mêmes leurs bêtes ? Qui vont de Corrèze en Lozère, de Béarn en Limousin, pour les connaître sur pied, les caresser ? « La viande, explique-t-il, c'est une matière noble, comme le cuir. Il faut être sensuel : il faut la toucher, palper la finesse de son grain. »
Dorénavant, Hugo Desnoyer a trois « sourceurs » qui font ce travail pour lui, mais tous connaissent son exigence. Et le résultat est saisissant : comparez une côte de boeuf lambda et une de chez Desnoyer, on a le même écart qu'entre un calendrier des postes et une toile de Vermeer. Parole ! Chaque bouchée est une ar-chéologie culinaire ; d'un coup de dent, on plonge dans l'histoire du goût, dans la généalogie des saveurs.
Et ça rend heureux... Ce qui est triste, c'est que ça devrait toujours être comme ça ; ce qui est gai c'est que Hugo Desnoyer est là, qu'il n'a que trente-neuf ans, et qu'il ne compte pas s'arrêter en si bons chemins. De grands groupes lui ont, bien sûr, déjà proposé des ponts d'or pour racheter son affaire. Tintin ! « J'aurais pu m'arrêter de travailler, mais je n'ai jamais fait ça pour l'argent. Ma boucherie, c'est une aventure humaine. » Au Veau d'or, Hugo Desnoyer a préféré celui de chair. Un honnête homme.