samedi 11 septembre 2010

William Christie est toujours debout! (Les Echos Série Limitée, été 2010)


L'autre Buffalo Bill

Nul n'est plus fanatique qu'un apostat, qu'un converti : voyez saint Paul, l'empereur Julien, le père Claudel. De même, nul n'est plus français que William Christie. Alors que les Hexagonaux ont pour marotte de dédaigner leur sol, l'Américain William Lincoln Christie défend depuis quarante ans le drapeau bleu-blanc-rouge avec une fougue de gai martyr.
Il y a pourtant du chemin, depuis la ville de Buffalo, où il naît le 19 décembre 1944, jusqu'à sa récente intronisation à l'Académie des Beaux-Arts. Tout commence par des pièces chorales du Grand Siècle, que madame mère dirige à la tête d'un petit ensemble vocal, dans les années 50. Aussitôt, Bill est touché par la grâce. Vient alors la découverte de quelques enregistrements de Couperin, et l'homme est convaincu : le salut viendra de l'Est, sous les ors de Versailles. Ajoutez à cela des diplômes à Harvard et Yale, les cours des clavecinistes Ralph Kirkpatrick et Kenneth Gilbert, et le voilà mûr pour le vieux monde.
William Christie s'installe en France en 1971. On dit qu'il fuit alors l'enrôlement pour la guerre du Viêt Nam. Si la chose est vraie, l'Amérique gagne un déserteur mais la France, un zélateur. Car le claveciniste s'immerge aussitôt dans les abysses du répertoire baroque, voulant creuser la voie ouverte par ses aînés Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt. Ceux-ci ont dépoussiéré Bach et ses contemporains de leurs oripeaux romantiques. William Christie désire pour sa part abraser la musique française. Il entend même faire mieux : non point restaurer mais recréer. Avec Christie - du moins au début - nous ne sommes pas dans l'archéologie, dans la résurrection factice, mais devant une démarche artistique globale, laquelle veut retrouver des voix enfouies depuis des siècles, et montrer leur modernité, leur contemporanéité. Nous ne sommes pas dans la conservation, mais dans l'éclosion, le bourgeonnement. Les Arts Florissants de Marc-Antoine Charpentier est donc l'oeuvre rêvée pour baptiser cet ensemble vocal qui, depuis trente ans, n'en finit pas de dire " Lève toi et marche " aux Lazare du répertoire baroque.
C'est toutefois au début, dans les années 80, que les Arts Flos ont toute leur raison d'être. L'apothéose étant incarnée par ces fameuses représentations d'Atys de Lully, à l'Opéra Comique à Paris, dans la fameuse mise en scène de Jean-Marie Villégier, en 1987. Si l'on en croit la critique de l'époque : c'était comme retrouver un inédit de Flaubert, une toile cachée de Vermeer, un film inconnu de Welles. Aujourd'hui encore, tout révisionnisme est proscrit. Si certains osent enfin chuchoter s'y être ennuyés ferme, ils le disent à mi-voix, craignant les imprécateurs. Car si Atys a marqué les consciences, ce spectacle a également cimenté la toute puissance de la vogue baroqueuse sur le monde musical français. Lors, toute résurrection du moindre petit maître versaillais a été présentée comme un chef-d'oeuvre. Sur les quelques soixante-dix enregistrements des Arts Florissants, beaucoup sont magistraux (Rameau, Couperin, Charpentier) mais il reste aussi de vrais pensums et il fut longtemps interdit de l'admettre. De mouvement esthétique, le baroquisme est devenu une mode où tout le monde s'est engouffré. La matrice " Atysienne " a même accouché de maints grands noms de la scène actuelle : Christophe Rousset, Hervé Niquet, et bien entendu Marc Minkowski. Ce dernier a vite volé de ses propres ailes, bien décidé à tuer le père. C'est que, dans cette corporation très masculine et volontiers incestueuse, le parricide est un rite établi. Le champ est trop étroit pour que le partage se fasse sans guérilla. Chefs d'orchestres, journalistes, producteurs de disques, tous fument souvent le même calumet, créant d'inexpugnables baronnies, qui se surveillent en chiens de faïence, attendant de voir comment l'ennemi va se tirer de tel opéra de Rameau ou de tel oratorio de Händel.
De ces Atrides, William Christie a toujours su se dépêtrer. Contrairement à ses cadets, il n'a jamais cherché à changer de répertoire, à plaquer ses canons esthétiques sur Debussy, Wagner, Rossini, Massenet. Est-ce un mal ? Le débat n'est pas ici, et les enregistrements offenbachiens de Marc Minkowski prouvent que la battue baroque épouse admirablement les frénésies de Badinguet. Disons que Bill Christie est resté fidèle à ses rêves de jeunesse, ne changeant jamais de voie ; à l'image de Thiré, cette propriété de Vendée qu'il a rachetée en 1985 et dont il n'a cessé de peaufiner le jardin, tel un work in progress n'ayant de raison d'être que par son inachèvement.
À l'heure où le trublion des Arts Flos vient d'entrer sous la Coupole, on peut toutefois s'interroger. Sans doute est-ce une coquetterie, pour cet homme qui possède la nationalité française depuis 1995. Le vibrionnant Bill a-t-il sa place parmi les momies du quai de Conti ? Qu'apporteront les mânes des compositeurs Georges Hüe ou Théodore Dubois, à celui qui a ravivé Lully, Rameau et Charpentier ? N'est-ce pas une façon de nous dire qu'il tire sa révérence ? Que sa boîte aux trésors est tarie ? Que le vivier baroque a épuisé son suc ? Étrange mise en abyme : l'Opéra Comique ressuscitera en mai prochain la mythique tragédie lyrique Atys de Jean-Baptiste Lully grâce à la générosité d'un milliardaire américain, Ronald Stanton, qui ne l'avait pas vu à l'époque. Tout ayant été détruit, décors et costumes vont être recréés ex nihilo. Bien sûr, Bill et ses Arts Florissants seront de la fête. Le champion de l'exhumation pratiquera donc son autorésurrection, appliquant à lui-même un traitement qu'il a expérimenté pendant quatre décennies sur des compositeurs défunts depuis trois siècles. Après avoir été une légende de l'Ouest, Buffalo Bill a joué son propre personnage dans un cirque. Certes, le Bill de Buffalo n'en est pas là, mais attention ! Apothéose académique, autocélébration nostalgique : à tant vouloir se couler dans le marbre de l'histoire officielle, le père des Arts Florissants ne risque-t-il de perdre son âme ? Les ailes des anges ne sont jamais faites de bronze, sinon dans les musées.