jeudi 6 septembre 2012

Adorablissime papier de Yann Moix dans le Figaro Littéraire de ce matin


Un roman culotté

Nicolas d’Estienne d’Orves est fou. Quand il ne passe pas en contrebande des petits opus maigres et discrets sur ce qu’il mange ou ce qu’il écoute, qu’il n’écrit pas sur la mort de ses meilleurs amis, il nous assène, avec un culot qui n’appartient qu’à sa manière et qu’il accompagne généralement d’une andouillette, d’énormes romans remplis de personnages réels qui n’ont jamais existé et réciproquement. Cette fois, non content d’avoir fait le tour du nazisme (sujet thrillerisé d’un précédent pavé), il vient nous gifler, ravi et repu, de 700 pages d’aberration collaborationniste. Pour saisir le toupet du gars, et surtout son état d’esprit, sa façon, son univers, il faut lire Les Fidélités successives, saga démente et crépusculaire où l’on croise à chaque couloir Rebatet et Brasillach, comme on regarde Si Versailles m’était conté de Sacha Guitry. Cet improbable fourre-tout, agencé comme une tour Eiffel, relève de l’Histoire burlesque ou du burlesque historique. Mel Brooks n’est pas très loin non plus. Est-ce bien grave ? Nenni : par l’accélération des chronologies, les feintes inéquitables, les détours machiavéliques, les inacceptables insinuations, les hypothèses furieuses, ce roman, dont le héros (Guillaume Berkeley) est un collaborateur qui résiste et un résistant qui collabore, permet, mieux que nombre de laïus universitaires et de pompeuses plaquettes, d’appréhender, non l’exactitude d’une période, non son historicité, peut-être pas non plus sa totale vérité, mais du moins sa complexité. La vérité de sa complexité. Et la complexité de sa vérité. Si le burlesque fonctionne, si la fiction décolle, si le roman roule, c’est parce que le fond historique est là, fouillé, maniaque, précis, documenté. Le décor est ciselé : toute scène peut dès lors s’y jeter, s’y dérouler. Et le romancier, qui n’entend pas recevoir dans son souk la visite des historiens décorés, peut secouer le réel dans tous les sens, ainsi que dans un shaker. Nicolas d’Estienne d’Orves est semblable à un barman (du Lutetia) concoctant pour d’improbables convives des potions qui ne sont pas pour les enfants. La trame centrale du roman, ici, fera vaciller les coeurs tendres et inquiétera les dogmatiques : qu’on puisse expliquer comment des résistants en viennent à livrer des Juifs à l’Allemagne pour financer leurs réseaux, résumé avec cette mienne brutalité, est un choc qui n’est pas recevable ; mais quand le romancier y injecte sa science, sa manie, sa manière, sa folie, sa danse, on bascule dans un univers à devenir fou, paranoïaque, malade, tantôt fort et tantôt vulnérable. Cette « chose » romanesque est un kaléidoscope qui renvoie à l’infinie difficulté qu’avaient les véritables acteurs de l’Histoire à se dépêtrer de cette toile d’araignée, de ces sables mouvants, de ces labyrinthes qui constituaient alors la texture de la réalité. J’ai toujours noté, non sans effroi, la violence de la fascination éprouvée par mon cher d’Orves pour les virages extrêmes de l’existence humaine ; son grand-oncle, figure éminente de la Résistance, doit s’amuser des folies de son petit-neveu : il aimait le talent je crois, et, je le sais de source sûre, n’était pas l’ennemi de la démesure. Ni de l’ambition. Les Fidélités successives resterait, si Nicolas d’Estienne d’Orves cessait d’écrire aujourd’hui, son meilleur livre (celui de la « maturité »). Mais ce dingue absolu ne fait que commencer. LES FIDÉLITÉS SUCCESSIVES De Nicolas d’Estienne d’Orves, Albin Michel, 712 p., 23,90€.

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