Un roman culotté
Nicolas d’Estienne d’Orves est fou. Quand il ne passe pas en contrebande
des petits opus maigres et discrets sur ce qu’il mange ou ce qu’il
écoute, qu’il n’écrit pas sur la mort de ses meilleurs amis, il nous
assène, avec un culot qui n’appartient qu’à sa manière et qu’il
accompagne généralement d’une andouillette, d’énormes romans remplis de
personnages réels qui n’ont jamais existé et réciproquement. Cette fois,
non content d’avoir fait le tour du nazisme (sujet thrillerisé d’un
précédent pavé), il vient nous gifler, ravi et repu, de 700 pages
d’aberration collaborationniste. Pour saisir le toupet du gars, et
surtout son état d’esprit, sa façon, son univers, il faut lire Les
Fidélités successives, saga démente et crépusculaire où l’on croise à
chaque couloir Rebatet et Brasillach, comme on regarde Si Versailles
m’était conté de Sacha Guitry. Cet improbable fourre-tout, agencé comme
une tour Eiffel, relève de l’Histoire burlesque ou du burlesque
historique. Mel Brooks n’est pas très loin non plus. Est-ce bien grave ?
Nenni : par l’accélération des chronologies, les feintes inéquitables,
les détours machiavéliques, les inacceptables insinuations, les
hypothèses furieuses, ce roman, dont le héros (Guillaume Berkeley) est
un collaborateur qui résiste et un résistant qui collabore, permet,
mieux que nombre de laïus universitaires et de pompeuses plaquettes,
d’appréhender, non l’exactitude d’une période, non son historicité,
peut-être pas non plus sa totale vérité, mais du moins sa complexité. La
vérité de sa complexité. Et la complexité de sa vérité. Si le burlesque
fonctionne, si la fiction décolle, si le roman roule, c’est parce que
le fond historique est là, fouillé, maniaque, précis, documenté. Le
décor est ciselé : toute scène peut dès lors s’y jeter, s’y dérouler. Et
le romancier, qui n’entend pas recevoir dans son souk la visite des
historiens décorés, peut secouer le réel dans tous les sens, ainsi que
dans un shaker. Nicolas d’Estienne d’Orves est semblable à un barman (du
Lutetia) concoctant pour d’improbables convives des potions qui ne sont
pas pour les enfants. La trame centrale du roman, ici, fera vaciller
les coeurs tendres et inquiétera les dogmatiques : qu’on puisse
expliquer comment des résistants en viennent à livrer des Juifs à
l’Allemagne pour financer leurs réseaux, résumé avec cette mienne
brutalité, est un choc qui n’est pas recevable ; mais quand le romancier
y injecte sa science, sa manie, sa manière, sa folie, sa danse, on
bascule dans un univers à devenir fou, paranoïaque, malade, tantôt fort
et tantôt vulnérable. Cette « chose » romanesque est un kaléidoscope qui
renvoie à l’infinie difficulté qu’avaient les véritables acteurs de
l’Histoire à se dépêtrer de cette toile d’araignée, de ces sables
mouvants, de ces labyrinthes qui constituaient alors la texture de la
réalité. J’ai toujours noté, non sans effroi, la violence de la
fascination éprouvée par mon cher d’Orves pour les virages extrêmes de
l’existence humaine ; son grand-oncle, figure éminente de la Résistance,
doit s’amuser des folies de son petit-neveu : il aimait le talent je
crois, et, je le sais de source sûre, n’était pas l’ennemi de la
démesure. Ni de l’ambition. Les Fidélités successives resterait, si
Nicolas d’Estienne d’Orves cessait d’écrire aujourd’hui, son meilleur
livre (celui de la « maturité »). Mais ce dingue absolu ne fait que
commencer. LES FIDÉLITÉS SUCCESSIVES De Nicolas d’Estienne d’Orves,
Albin Michel, 712 p., 23,90€.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire