mardi 28 février 2012

Le seuil Dujardin (Figaro, 28 février 2012)


Le rire est une voie royale. Le jeune premier, le vieux séducteur ou le tout-en-muscle sont
souvent déplacés dans le registre comique. En revanche, offrez au bouffon la
chance d’émouvoir et il saura s’y prendre, car les clowns sont toujours tristes.
A l’école du cirque et de la grimace, on apprend l’art du grand écart. Voyez
Jean Yanne, voyez Bourvil, voyez Coluche ; voyez Jean Dujardin… Des singeries de
Graines de Star à la subtilité de The Artist , il est un océan
que ce comédien a su traverser avec une décontraction bonhomme, un élégant
sang-froid et une savante modestie. Les quatre mille épisodes de la sitcom culte
« Un gars une fille » (France 2) et les cinq millions d’entrées de
Brice de Nice avaient tout pour faire imploser son égo dès 2005.
En moins de dix ans, cet enfant des Yvelines, né en 1972, passé par le
café-théâtre potache, la variétoche façon Laurent Boyer et l’humour pétomane à
la Sébastien aurait pu se coucher sur ses lauriers. Crucifié au surf de Brice,
il serait devenu quelque Frank Dubosc ou autre comique pâteux pour
télé-poubelle. Mais non. Jean Dujardin a toujours eu la tête froide. Un type
normal, comme était désespérément normale la vie de Loulou, son personnage d’
« Un gars une fille ». Héros d’une tranche de vie saucissonnée durant quatre
ans, Dujardin a joué là toutes les situations du quotidien, inscrivant son art
dans le réel. Comme dans un conservatoire : il a fait ses classes. De cette
formation in vivo est né un acteur caméléon, peu à peu capable
d’aborder tous les registres. Après Brice, finis les rôles clins d’œil (comme
dans Ah si j’étais riche, Bienvenue chez les Rozes,
Mariages et autres Les Dalton). Dujardin décide d’exploiter
son expressivité naturelle dans des personnages qu’il rend à la fois touchant
et ridicule, improbable et crédible : et c’est le succès d’OSS 117
(2006). En Michel Hazanavicius, l’acteur trouve un cinéaste qui va savoir
l’utiliser pour ce qu’il est : un corps. Triomphe pour Dujardin, qu’on compare
bientôt à Belmondo. Rapprochement flatteur mais pas si vrai. Bebel était une
icône, qui s’est vite complu dans un type de personnage alliant charme burné et
autodérision. Moins star, Dujardin a pour sa part déjà prouvé qu’il savait aller
plus loin qu’une posture confortable mais paresseuse : le voilà pubard
hystérique dans 99 F ; écrivain au cancer anthropomorphe dans Le
bruit des glaçons ; icône de la bédé franco-belge dans Lucky
Luke ; trentenaire défiguré par un accident de scooter dans Les petits
mouchoirs… Si ces films sont (loin s’en faut !) tout sauf des chefs
d’œuvres, il n’en reste que Dujardin continue d’élargir sa palette. Il quitte
les pas de Bebel pour gagner ceux d’un Serrault, d’un Depardieu. Sera-t-il un
jour l’homme aux mille visages, comme le fut Lon Chaney ? C’est en tous cas le
muet qui vaut tant de lauriers à notre moderne Guignolo. Le succès
public et critique de The Artist illustre même la consécration d’une
carrière encore jeune mais fondée sur la simplicité et l’audace, le culot et
l’amitié. Peu d’acteurs se risqueraient à la périlleuse carte du muet. Cinéma
bavard s’il en est, notre 7e art n’est pas à l’aise avec le silence.
Il est tout aussi méfiant à l’égard du mélo. The Artist est pourtant un
mélo muet, sans second degré ; une histoire toute nue. Totalement investi dans
le projet, Jean Dujardin parvient à y faire passer des émotions
simples, en évitant emphase et pathos. Si le film peut sembler longuet, la
performance de Dujardin enthousiasme. Prix d’interprétation masculine à Cannes,
meilleur acteur pour la Screen Actors Guild, pour les Bafta
awards, pour les Golden globe : le palmarès impressionne. Et s’il
a loupé le César au profit d’Omar Sy, c’est sa nomination aux Oscars qui est
historique : jamais aucun acteur français n’a encore obtenu la fameuse idole.
Raison pour laquelle il a mené une campagne effrénée, depuis la sortie
américaine de The Artist, en novembre dernier. Concurrent direct de
Brad Pitt et George Clooney, l’ancien miroitier-serrurier, père de deux garçons
et compagnon de la comédienne Alexandra Lamy, est au seuil d’un nouveau monde :
lui qui a pour agent son frère aîné verra désormais sa carrière américaine gérée
par l’agence WME (qui chaperonne Eastwood et Scorsese). Alors que ses
Infidèles, vrai film de potes franco-français, sort mercredi sur les
écrans, Jean Dujardin rafle dimanche soir l’oscar à la barbe du tout Hollywwod.
« Cocorico ! » diront certains. Gageons maintenant que Dujardin va rester
lui-même, et ne pas devenir John Garden.

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