mardi 16 mars 2010

Epatant "Street Scene" de Kurt Weill à Toulon (Figaro, 16/03/2010)


Par quelle étrange aberration Street Scene de Kurt Weil a-t-il dû attendre soixante-trois ans pour être monté en France ? Créé à New York en 1947, cette œuvre unique en son genre opère la synthèse entre la comédie musicale, le jazz, l’expressionnisme allemand, l’héritage puccinien, la musique afro-américaine, les préoccupations sociales du premier demi-siècle, le théâtre américain de l’immédiat après-guerre… Tout ça ? Mais oui : tout ça. Car là est bien le génie de Kurt Weill : Street Scene est une œuvre chorale au sens où les films d’Altman sont des films polyphoniques. Nous sommes à New York, dans un quartier populaire, présenté « en coupe ». Pendant deux heures, nous plongeons dans la vie d’une communauté hétéroclite (ouvriers, laitiers, immigrants, concierges, écolières, flics, huissiers, médecins), que va secouer un fait divers sordide : un mari jaloux tue sa femme et l’amant de celle-ci. Sous couvert d’anecdote, le livret d’Elmer Rice (inspiré de sa propre pièce) et la partition de Weill offrent un pur joyau de théâtre musical, balançant entre rire et larme, jazz et lyrisme, emphase et clin d’œil. Avec une bonhomie très américaine, Street Scene prend précisément le risque du composite pour mieux jongler avec les codes musicaux. Et c’est ce collage même qui fait de l’opéra un brillant produit du melting-pot, aboutissant à l’œuvre à la plus américaine qui soit. En ce sens, Street Scene semblera même plus abouti que Porgy and Bess de Gershwin, car Weill ne joue pas sur l’artifice de la « couleur ». Ici, c’est l’Amérique toute entière qui s’engouffre.
Grâce soit donc rendue à Claude-Henri Bonnet, directeur de l’opéra de Toulon, d’avoir eu l’audace de monter cette œuvre lourde (une quarantaine de rôle) et étrangement méconnue. La solide mise en scène d’Olivier Bénézech est illustrative, fluide, efficace et sur la fin très émouvante. Il a insufflé une véritable homogénéité à une troupe d’acteurs-chanteurs globalement idoines, qui jouent à fond leur carte. Citons le polymorphe Laurent Alvaro, aussi à l’aise chez Weill que dans le Ring ou la Mélodie du Bonheur. Citons également la Rose douce et sensible de l’anglaise Ruby Hughes. Dans la fosse, le chef américain Scott Stroman tire le meilleur d’un orchestre de Toulon guère rompu à cette musique. Au terme de ce spectacle de bout en bout passionnant, on se demande pourquoi tous les directeurs de théâtres lyriques ne sont pas « descendus » à Toulon. Au lieu de resservir ad nauseam leurs sempiternelles salades baroqueuses et belcantistes, ils feraient bien de nous offrir Street Scene. A bon entendeur…


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